Les magiciens des petits revenus

Hélène Tallon est chercheure au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) à Montpellier. Ses travaux l’ont amenée à s’intéresser à un groupe de porteurs de projet, dans le cadre d’une expérimentation de formation-accompagnement à la création d’un projet pluriactif, afin de mieux comprendre les problèmes posés par la pluriactivité et d’adapter l’accompagnement en conséquence.

La pluriactivité est une pratique ancienne dans le monde rural, quelle est la situation aujourd’hui ?

Il faut distinguer la pluriactivité des statistiques, constante depuis trente ans avec 20 à 25 % de chefs d’exploitation agricole qui ont une autre activité, et la pluriactivité que l’on ne sait pas qualifier parce qu’elle échappe au recensement. Pour en avoir une vision globale, il faut alors passer à des niveaux « micro », avec des études de cas, l’analyse de documents ciblés, des échanges avec l’accompagnement, etc.

Peut-on dresser un portrait de ces « magiciens des petits revenus » dont vous parlez dans vos travaux ?

Oui et non, parce qu’on a autant de projets que d’individus et que la pluriactivité, aujourd’hui, combine des activités très variées qui peuvent connaître une forte recomposition dans le temps. Mais ces activités sont très liées à leur territoire et il y a souvent l’idée de faire avec pas grand-chose, peu de capitaux, avec des résultats économiques qui peuvent être très faibles.

Vous faites référence à des contradictions auxquelles sont confrontés les porteurs de projet…

Les personnes qui s’installent aujourd’hui en milieu rural ont moins des projets économiques que des projets de vie. Elles veulent apporter une qualité de vie à leur famille et avoir une place sociale dans laquelle elles se sentent bien. Elles ont aussi un fort désir d’avoir une activité indépendante. Beaucoup quittent un travail bien rémunéré par besoin d’autonomie et d’être leur propre patron. Mais, souvent, cette activité indépendante n’étant pas suffisante, elle est couplée à une activité salariée qui assure la protection sociale. Dans de nombreux cas, c’est l’activité salariée qui stabilise l’activité indépendante et seul le mélange des deux donne cette autonomie à la personne.
Une deuxième contrainte relève de la volonté de ces personnes de ne pas attendre forcément un revenu élevé de leur activité. Elles adaptent leurs besoins à leur territoire et à leur mode de vie, avec par exemple beaucoup de formes d’échanges. Or, la mise en œuvre d’une activité indépendante repose sur des seuils minimaux de rentabilité et de revenus, en deçà desquels on se heurte à des problèmes de fiscalité ou de protection sociale très difficiles à résoudre.

Comment les porteurs de projet vivent-ils ces difficultés ?

Eux n’ont pas le sentiment d’être dans une situation précaire, même si de fait ils le sont. Par contre, c’est toujours difficile pour l’accompagnement de maintenir des personnes dans ce type de situation : comment stabiliser une situation tout en respectant le projet de vie des porteurs de projet…

Que doit faire alors l’accompagnement ?

Une première posture consiste à savoir clairement ce que l’on veut défendre. On n’aura pas la même vision si l’on défend l’agriculture productiviste ou l’installation paysanne sur un territoire. Dans notre recherche, nous essayons aussi de voir comment prendre en compte la globalité du projet, incluant l’activité salariée et les autres revenus du ménage. Une activité qui ne paraît pas viable apparaît ainsi sous un autre jour. C’est une autre façon d’évaluer le projet. Pour les financeurs, chacun a aussi ses propres intérêts : on peut n’évaluer que la rentabilité économique du projet, mais on peut aussi s’intéresser à son impact social sur le territoire.
Pour accompagner ces projets, il est important d’avoir la même souplesse qu’eux. Ce qui n’est pas forcément évident parce que l’on a des cadres d’intervention qui sont souvent trop rigides. L’accompagnement doit faire partie de cette dynamique du projet, très souple. Nous avons constaté que dès qu’il se rigidifiait un tant soit peu, les pluriactifs sortaient du dispositif.

Est-il possible d’estimer en amont la viabilité de ces projets ?

On peut s’appuyer sur certains critères, en regardant par exemple comment est conforté le projet dans le réseau familial ou le réseau de solidarité de la personne, ce que font déjà les banques. Ensuite, nous faisons l’hypothèse que la compétence des personnes pour analyser des stratégies et s’intégrer dans des dynamiques est importante. Dans un projet pluriactif, il est essentiel de pouvoir être en mouvement en permanence, de connaître les réseaux où il faut aller, de savoir quels liens sont à tisser entre les activités, etc.

Entretien réalisé le 29 septembre 2011.

Mots-clés: agriculture